Les charbonneurs de l'hiver

Alors que le mois de mars marque la fin de la saison hivernale, retour sur les références à l'Hiver : saison du charbon et du spleen

2023-03-31

Rap FR

Outfit blanc, fond orange, PLK « arrive froid comme mois de décembre » dans le Colors Show pour nous dévoiler son dernier single « Décembre ». Alors que le mois de mars marque la fin de la saison hivernale, retour sur les projets qui sont nés du froid, du spleen et de la pénombre. Il faut dire que les rappeurs ont fort bien travaillé cet hiver. Hamza l’explique dans une interview pour AmazonMusic. Si on doit retenir une dynamique de son dernier album « Sincèrement », c’est la mélancolie, un sentiment généralement associé à l’hiver.

Oui. L’hiver fascine les rappeurs. Et en même temps, il les offusquent et les dégoutent. On assiste à une bagarre constante entre l’amour et la haine, l’admiration et le rejet de cette saison particulière. L’hiver est un paradoxe à la fois poétique et méthodique dans le rap français ; une notion indémodable. Et pour cause, on retrouve plus de 5000 références au mot dans les textes de rap. Froid, nuit, mélancolie, nostalgie, famine, repeat. Dès le mois de décembre, le rappeur n’a qu’une seule destination en tête : le studio d’enregistrement.

capture d'écran du clip Canada, 1pliké140

Travailler tout l’hiver pour kiffer tout l’été

Froid, nuit, mélancolie, nostalgie, famine, repeat. Dès le mois de décembre, le rappeur n’a qu’une seule destination en tête : le studio d’enregistrement. Pas de repos pour les charbonneurs, il s’agit de travailler tout l’hiver pour pouvoir chanter tout l’été. On peut tracer un parallèle avec la célèbre fable de Jean de la Fontaine, La Cigale et la Fourmi, même si les rappeurs sont ici à l’antipode des saisonniers traditionnels, puisque c’est dans l’hiver qu’ils puisent leur inspiration annuelle.

Charbonne tout l'hiver pour faire l'été à cap Salou

Dosseh, Bando (2015)

Si on devait donner une définition à l’hiver en matière de rap, on pourrait dire que c’est le moment du tout. Quand le solstice de l’hiver débarque, se crée alors une réelle nécessité de production artistique de la part du rappeur. Paradoxalement, c’est comme si la monotonie de cette saison donnait à l’artiste une rage de produire. De cette nécessité, découle le défi. Parce que oui, faire un tube d’été, c’est bien. Mais passer l’hiver, c’est mieux. La saison hivernale devient donc un moment décisif pour inscrire son projet sur l’année.

Ta carrière ne passera pas l’hiver

Niro, Merco Benz (2022)

Isha x Limsa d'Aulnay : un album commun dans les tuyaux
Clip de Starting Block, Isha feat Limsa

Une seule quête pour les artistes en hiver : créer l’effet « boule de neige ». Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est le rapport cyclique qu’entretiennent les rappeurs avec la saison. Alors qu’ils travaillent d’hiver en hiver et non pas d’été en été, les rappeurs confèrent à l’hiver l’idée de l’hibernation, de l’enfermement et de la solitude. De cette hibernation naît une introspection, indispensable pour créer le meilleur projet possible. Et puisque l’enjeu est d’inscrire celui-ci sur le long terme, l’hiver est placé sous le signe du défi artistique, que ce soit en s’enfermant en studio pour écrire ou en sillonnant les salles de concert.

En hiver je n’vois plus l’jour
Contrairement aux autres j’quitte le stud pour le bustour

Alpha Wann, Bustour (2013)

Le charbon, la rue et l’hiver

Dès qu’arrive l’hiver, le quartier devient mort

Neg’Marrons, Rue case-nègres (1997)

L’hiver se rappe également beaucoup à travers le prisme de la rue et du quartier. Si le froid rafle tout sur son passage, le charbon, lui, s’opère. Il y a donc double travail pour nos fourmis ; le charbon au studio et celui de la rue.

Ici c’est un four, ça chauffe même en hiver

Mafia Trece, Qu’est-ce qu’tu croyais (2000)

Quand les jours se raccourcissent, le temps des affaires s’allonge. L’hiver s’impose comme étant la période la plus propice à la violence, tant la solitude et la mélancolie sont grandes. Le trafic de drogue et l’hiver entretiennent des liens étroits. Aux différentes mentions de la beuh et du shit associés à l'hiver dans les textes, on retrouvera également la mention de la cocaïne, souvent appelée « neige ».  À l’inverse de la Fourmi, on prépare en hiver des vivres pour subsister en été.

Dans l’bloc il se passe des trucs bizarres, surtout en hiver

Ninho, 18% (2014)

Ninho – Zipette
Clip de Zipette, Ninho

Si Jul rappelle avec aisance le fait qu’il ne « skie » jamais, la coke, reliée métaphoriquement aux sports d’hiver est un lieu commun du rap français. Au même titre que l’hiver, elle en fascine certains et est rejetée par d’autres. On a alors deux teams de rappeurs qui se créent : ceux qui skient et ceux qui ne skient pas. Ceux qui fabriquent la neige et ceux qui n’y touchent pas. En conséquence, l’hiver ouvre un large panel de métaphores et de figures de style.

Tous les graphiques prolifèrent
ça revend la neige tout l'hiver, bitch

Ashe 22, Killu (2023)


S’ancrer dans l’hiver et déployer sa poésie

Quand les paysages s’enneigent, les rappeurs s’assombrissent, faisant ainsi ressortir toute leur tristesse et leur mélancolie. L’hiver favorise les titres spleenétiques et invite les artistes à une écriture plus introspective. Ce que Dinos expose au travers de son dernier projet : « Hiver à Paris ». Le temps est blanc, la noirceur intérieure est grande. Hiver/été, jour/nuit, froid/chaud, charbon/vacances, travail/monnaie. L’hiver, les rappeurs tendent à travailler la notion de clair/obscur en jouant sur tous les oxymores possibles autour de cette saison. C’est donc toute cette accumulation de contradictions qui pèse sur l’hiver, qui va faire ressortir l’essence même de la plume des artistes. 

J'passe l'hiver à Paris, toute ma vie, j'suis loin de chez moi

Dinos, Triste anniversaire (2022)

L’hiver est un mood, souvent assez sombre où s’expriment les passions, les amours déchus, la perte, la peine, la trahison ou la solitude. À la confrontation intérieure des sentiments, se joint une confrontation perpétuelle entre les saisons.

L'hiver me gèle jusqu'au dernier d'mes remords

So La Lune, Dernier remord (2022)

Les sentiments des rappeurs seraient à l’image du climat et de la temporalité. Le fait d’opposer ainsi les saisons entre elles, leur permet d’exprimer une tristesse cyclique qui s’intensifie en hiver. 

Dans ma peine printemps, été, hiver

La Fève, L’or du monde (2022)

L’hiver permet aux rappeurs de se laisser aller à une poésie plus mélancolique que l’on retrouve moins en été. C’est peut-être pour ça que le rappeur est fasciné par l’hiver ; s’il le maltraite, on pourrait presque penser que l’artiste prend plaisir à se retrouver, plongé dans un état presque second, confronté à la solitude et à lui-même. 

Mon cœur est en hiver même au fin fond de l’été.

Lujipeka & Luv Resval, Hadès (2021)

Ceux qui citent l’hiver et ceux qui l’utilisent. 

L’hiver est partout, parfois de manière explicite et d’autres fois de manière implicite. C’est là toute la complexité de cette saison. On peut avoir recours à ses champs lexicaux sans jamais en abuser. On peut également le montrer, sans jamais le mentionner.

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Cover de Stratos, Kekra

L’hiver est alors au centre du rap français, un maillon indémodable et nécessaire, bien plus que les autres saisons. L’hiver, c’est l’exploration, le charbon. Il symbolise la cyclicité, la remise à niveau et l’émergence de nouveaux projets. C’est ainsi en hiver que se forgent les pépites du rap français, tant la saison est synonyme d’ancrage et de longévité. C’est enfin un moment propice pour prendre le temps d’exprimer sa fibre artistique et sa poésie mélancolique. Au commencement d’un projet donc, il y a l’hiver. Au cœur d’un artiste et de sa direction artistique on retrouve le froid qu’on manie, découd, reconstruit.

🖊️ Rédigé par Elsa Pujol
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